Maison Rosenwald. Une des plus grandes familles de Cologne. Influente. Riche. Très riche. Certains diront peut-être même trop riche. Proche du gouvernement.
La fête battait son plein dans la propriété des Rosenwald. Le père, Nikolaus, avait surtout organisé cette réception dans le but plus ou moins inavoué d'enfin marier son unique fille, une jolie brunette aux yeux d'un vert étonnant et au teint de porcelaine que sa mère, dont elle était le portrait craché, avait prénommé Shae. Un prénom court et délicat, digne d'une jeune fille de son rang. Nikolaus Rosenwald, donc, cherchait à marier sa fille, mais il ne se doutait pas qu'elle était en cet instant même en compagnie de l'homme qui l'avait charmée. Grand, blond, les yeux pâles, le port altier et le sourire charmeur, il était celui qu'elle surnommait son visiteur nocturne, l'homme qui se présentait dans les jardins tous les soirs, sous sa fenêtre. L'homme avec lequel elle passait toutes ses nuits depuis maintenant près de quatre mois.
« J'ai quelque chose à vous faire goûter, ma chère. » La toute jeune femme haussa un sourcil mi-surpris, mi-amusé, alors que l'homme fouillait dans ses poches. « Vous savez que je n'aime pas les surprises, Elias. Qu'est-ce donc ? » questionna-t-elle, curieuse. « Une simple petite boisson de mon crû. Je vous en prie. » L'homme lui tendait une petite flasque argentée dont elle s'empara avec méfiance pour la porter à ses lèvres. Le liquide qui tomba sur sa langue lui arracha une grimace et une goutte carmin roula le long de son menton. « C'est extrêmement salé ! Qu'est-ce que c'est ? » Elias se contenta d'un délicieux sourire et préféra amener la conversation sur un autre sujet. Une heure, deux heures peut-être passèrent sans que les deux jeunes gens ne le remarquent. Et puis soudain... « Toutes mes excuses, ma jolie Shae, mais je n'ai d'autre choix que voler votre vie. » Le poignard perça sa poitrine, puis son coeur avant qu'elle ne puisse le remarquer. Son regard si vert s'éteignit brutalement et elle s'effondra droit dans les bras du grand blond à la façon d'une marionnette dont on aurait coupé les fils. Morte avant d'avoir touché le sol.
Et voilà. Je suis morte. Et puis je suis revenue à la vie. Parce que j'avais ingurgité du sang de vampire - le sang d'Elias, mon cher et tendre... créateur. J'ai pris la mauvaise option, j'ai bu du sang humain au lieu de m'abstenir... et je suis devenue une créature de la nuit.

Les cris et les rires des enfants. Leurs petites silhouettes qui couraient dans les rues de Camden. Shae baissa les yeux sur le gosse qui venait de percuter ses jambes et le souleva de sol avant qu'il ne se retrouve les fesses par terre. « Et bien, Aiden, faut faire attention quand on court partout dans la rue comme ça ! » « Oui madame Shae, pardon madame Shae. » Elle le redéposa au sol et lui fit signe de filer avec un léger sourire aux lèvres. Il faisait beau au-dessus de sa tête. Un grand soleil. Distraitement, elle joua avec la bague en argent sertie d'un lapis-lazuli qui pendait à son cou. Son unique protection contre la morsure de l'astre diurne.
Elle avait - joyeusement ? - fêté ses trois cent trente-neuf ans d'existence et, surtout, ses trois cent vingt ans de vie vampirique. Elle n'avait jamais pardonné à Elias de l'avoir transformée. Elle n'était restée avec lui que le temps d'apprendre sa condition, un apprentissage qui n'avait duré que deux petits mois. Après quoi il lui avait donné cette bague et il avait disparu dans la nature. Elle ? Elle avait sillonné l'Europe de long en large, s'arrêtant dans tous les pays connus, y restant jusqu'à ce que sa jeunesse ne fasse jaser les commères du quartier. Empires russe ou ottoman, royaumes de France, d'Espagne, d'Angleterre, du Danemark, de Suède... Elle avait fait le tour de l'Europe puis s'était rendue en Amérique dans les années 1870. Elle avait voyagé. Beaucoup. Elle avait fini par s'installer à Camden, Caroline du Sud, seulement deux ans auparavant.
Elle aimait cette ville. Elle aimait sa petite maison confortable, elle aimait même son boulot plus que bizarre, gardienne du cimetière - qui d'ailleurs se remplissait à vitesse grand V ces derniers temps. Elle aimait tout ici, même si elle avait conscience que les gens la trouvaient étrange, pas tout à fait normale - et elle expliquait ce drôle de comportement qu'était le sien par ses troubles du comportements qu'un psychologue avait fini par nommer, dans les années 80. Elle aimait tout ici, même se faire passer pour une parfaite petite humaine. Elle voulait y vivre. Pour l'éternité.